À la frontière de la chanson de geste, existe la mise en prose. Lorsque la lecture silencieuse devient le mode de transmission privilégié1, l’épopée – genre dédié par essence à l’oralité2 – n’a d’autre choix que de se réinventer. Ainsi, les remaniements en prose, les translations, les dérimages3 (selon l’appellation que l’on choisit de leur donner) se multiplient en réponse à l’évolution de la « grande » chanson de geste. Alors, que faire de cette immense fresque que constituent les différents cycles ? Comment réinterpréter ces luttes constantes que déroulent les chansons de geste ? À quel moment peut-on considérer que la frontière qui délimite la chanson de geste de la mise en prose est franchie ? Quelles sont les caractéristiques épiques dépassées dans la prose ? C’est d’abord cette frontière générique que notre article se propose d’interroger à travers un récit relativement tardif : Anseÿs de Gascogne.
L’histoire d’Anseÿs appartient au cycle des Lorrains composé des trois principaux « volets » que sont Hervis de Metz, Garin Le Lorrain et Girbert de Metz, et constitue l’une des trois continuations concurrentes qui tiennent lieu de dénouements avec Yonnet de Metz et La Vengeance Fromondin. Ces six chansons de geste des XIIe et XIIIe siècles s’inscrivent sans réserve dans le registre épique4, quel qu’en soit le témoin en vers. Toutefois, le dérimage fait glisser le curseur vers un éloignement du registre épique et les frontières sont quelquefois nettement franchies.
Lorsque David Aubert s’attelle à la copie d’Anseÿs de Gascogne5 en 1465, deux siècles se sont écoulés depuis le premier récit assonancé, dont les quatre témoins complets d’Anseÿs en vers, LNSU6, datent des XIIIe et début XIVe siècles7. Si le copiste se préoccupe en premier lieu de la grosseur du volume à produire8, nous verrons pour notre part le traitement de l’épique et tâcherons de nuancer les propos bien sévères9 de George Doutrepont qui, au sujet des mises en prose, évoque « le peu de bien qu’on peut en dire au point de vue littéraire » (Doutrepont, 1909, p. 657), dans la continuité des travaux de réhabilitation menés par Maria Colombo Timelli ou François Suard, par exemple. De fait, par comparaison avec la version assonancée, la mise en prose semble s’être bien essoufflée : le rythme, le style soutenu et oralisé, le caractère typique des personnages, la place du merveilleux ont changé, voire disparu. Ce sont les écarts de cette nature, en particulier, qui marquent la frontière entre les deux genres, mais ne réduisent pas pour autant l’intérêt de la mise en prose.
1. Épuisement d’une source épique : les récits de guerre
Nous le disions, la narration d’Anseÿs de Gascogne coche toutes les caractéristiques du récit épique ; les combats guerriers individuels comme les mêlées en constituent la matière principale. La narration s’ouvre sur le meurtre de Girbert de Metz, préparé par les Bordelais en représailles à celui de Fromondin. Bordeaux et Géronville deviennent le théâtre d’une guerre sanglante, qui se termine par le départ précipité et secret des Lorrains, lesquels vont chercher la protection du roi Pépin. Une seconde guerre est alors annoncée et planifiée. Quatre jours de combats en Santerre mènent à la victoire des Bordelais et de leurs alliés bourguignons. Pépin et les Lorrains finissent par accepter la défaite. Seul le jeune Anseÿs de Gascogne refuse de laisser la mort de son père Girbert impunie. Il quitte la cour et fomente une vengeance. Elle ne s’accomplit qu’une dizaine d’années plus tard à travers le meurtre de Bance de Flandres, alors que ce dernier était devenu ermite et s’était repenti de toutes les violences passées. Une troisième guerre survient sur les terres gasconnes et se termine par la mort du personnage éponyme. Trois copieuses batailles se succèdent donc – autour de Bordeaux, en Santerre et en Gascogne – et occupent 24 chapitres entiers sur 73, souvent les plus longs, soit 40 % de la mise en prose, et ce, sans dénombrer les chapitres périphériques qui relatent les préparatifs de ces guerres. Le vocabulaire relatif aux combats varie peu par rapport aux témoins versifiés, le Prologue usant par exemple des formules traditionnelles telles que « comment la guerre encommença » ; « encommença une cruelle guerre » ou « la bataille recommença ». Les traits saillants du registre comme les énumérations, les exagérations10, les formules, ou la reprise de motifs sont retranscrits assez fidèlement11. Cette succession d’énumérations extraite du chapitre 53 est un des nombreux exemples montrant que la pratique a été conservée, voire accentuée :
Adont vous eussiés veu les armures tirer des charriots, charrettes et sommiers quy les portoient, puis eussiés veu endosser haubers, lascer plates et fermer plates, enformer heaulmes, coiffettes et bacins, chausser mailles doubles menuierement ouvrees et tresilliees, saindre espees, accoller escus, empoignier lances, guisarmes, haches, maches ferrees et autres divers bastons. Et, ce fait, sont montez és chevaulx et ont a leurs espaules pendus plus de sept mil olifans, cors et trompes de diverses matiere[s], les ungs de fin yvoire, de laiton, d’arain, de cuivre ou d’autres metaulz […] (53-33/37) |
K’en toute l’ost n’ot per ne compaignon Varlet a piet ne sergant ne garçon Qui n’ait .i. cor d’ivoire ou de laiton U cor de terre u de fust u de plonc (ms. S, f° 245d, v. 37-40) |
De même, le chapitre 66, consacré à la bataille devant Arsonne en Gascogne, compte des propositions tout à fait proches des témoins versifiés, très respectueuses de la chanson de geste.
La mise en prose sait donc conserver le style propre aux vers. Les cas où le souffle épique ne laisse que son « empreinte »12 se trouvent aux endroits où le récit diffère, parce que le remanieur adapte son propos. Il arrive quelquefois, en effet, que le dérimeur modernise le vocabulaire pour éviter un anachronisme. Le cas est remarquable lorsqu’il s’agit de mentionner une arme : « ilz jetterent lors veuglaires, canons et ribaudequins que l’en appelloit adont mangonneaulx » (72-162). Le remplacement et l’actualisation des mangonneaux, armes fréquemment citées dans la chanson de geste, à travers des machines de guerre utilisant la poudre, apparues au début du XVe siècle, paraissent évidents et naturels13 (Herbin, 2019). Cependant, nous pouvons être davantage interpellés par certains passages d’affrontements : si les descriptions de mise à mort sont monnaie courante dans les vers, elles restent concises, relativement sobres et laissent peu de place aux détails, privilégiant des formules typiques comme celle-ci : « Apriés les lances fierent des brans d’acier ; / La veïssiés .i. caple si tres fier ! / Sanc et cerviele par tiere trebucier, / Et maint preudome ocire et detrencier, / Ki onques puis ne porent redrecier, / Ne puis ne virent në enfans ne mollier ! » (ms. L, v. 2 971-76, éd. Herbin Triaud). Il semble que le récit en prose n’ait pas hésité à réinterpréter ces passages quitte à en décupler l’horreur en ajoutant des précisions sordides par leur cruel réalisme. Le déroulement des combats du récit en vers est semblable, reprenant les motifs traditionnels (Martin, 1992) : les affrontements se succèdent, quelquefois entrecoupés par une description pathétique du champ de bataille. Le principe de champ – contre-champ, pour emprunter le lexique de l’audiovisuel, prévaut puisque l’on passe d’un camp à l’autre. Toutefois, le dérimage modifie les mises à mort avec une sorte de désir de « faire épique ». La grande bataille en Santerre, théâtre pendant quatre jours de multiples massacres, devient le prétexte à l’ajout de détails atroces. David Aubert apporte au récit déjà sanglant une hypotypose de l’horreur :
Si avoit par illec en mainte place si terrible palu et si merveilleux bourbier de sang refroidié party hors des corps des hommes et des chevaulx quy morts estoient, en quoy les nafvrez se baignoient et enfangoient, que a tres grant paine se pouoient eulx de la ravoir. Et n’estoit pas celle horreur en une place seulement, mais en plus de mille lieux, ainsi comme les batailles se menoient. Et la ou quelque homme de pris estoit par aucune adventure cheu et abatu que l’en avoit cuidié relever, estoient les monceaulx d’hommes mors et de chevaulx navrez, perclus et affolez. Si pouoient la estre veues maintes brouailles et mainte coraille saillir hors des ventres des hommes et des chevaulx, maint poing et maint pié, maint bras, mainte espaule, mainte cuisse, maint chief et maint membre espandus et semez parmy le champ, voire en plus de cent places, et maints corps d’hommes coupez en deux moittiés, et mainte piece de harnois semee parmy les champs, mainte espee, maint escu, maint heaulme, mainte lance entiere et rompue par tronchons, mainte hache, mainte guisarme, maint glesve, maint baston ferré, maint arc, maint arbalestre et mainte autre piece de harnois dont, au besoing, l’en se fust ancoires aidié. (56-109/116)14
Le recours aux détails visuels est souligné et accentué par les énumérations. L’usage habituel de l’hyperbole est également décelable à travers les adverbes intensifs. Le copiste s’appuie alors sur des ressorts du vers épique pour forcer le trait de l’horreur. Ce sont les images qui surprennent par leur trivialité sordide mettant en valeur l’isotopie du corps, éventré. Le focus sur une mise à mort singulière peut également être l’occasion de donner à voir cette horreur, avec les mêmes précisions anatomiques, là où la chanson de geste se contente d’un vers unique et formulaire : « Mort le trebusce devant lui en le plaice » (ms. S, f° 258b, v. 5).
et luy coupe le visage et tout ce que l’espee rencontre jusques au nombril en telle maniere que les boiaulx luy partent du ventre jusques sur l’archon de sa selle, et tant se vuide de sang qu’il chiet mort ou mylieu d’aucuns de ses amis. (57-471/472)
Force est de constater que mentionner la mort ne suffit plus, elle doit paraître cruelle et terrifiante15. Le remanieur semble reprendre un motif, mais sans en maîtriser le fonctionnement ; les détails sont étrangers au poème et n’ont d’autre visée que de faire vrai. C’est alors que la frontière générique est franchie et se couple d’une frontière temporelle. La « mode » des chansons de geste est passée, le genre épique est désormais mal connu, car il ne correspond plus à l’époque. Au XVe siècle, en revanche, nous constatons le renforcement du goût pour le macabre. Les représentations figuratives de la mort – cadavres rigides, nus, en décomposition – à la fin du Moyen Âge sont omniprésentes16. La mise à mort du traître Alory qui a arraché le cœur de Bance de Flandres et a ainsi provoqué la troisième guerre, est, elle aussi, plus fréquemment rappelée que dans les témoins en vers. Six occurrences de « fourches » donnent à voir le félon pendu17.
La mise en prose offre donc une vision différente des combats ; le fond reste identique, mais des détails ajoutés viennent modifier en profondeur l’esprit épique. Puisque le désir de David Aubert est de faire vrai, il n’est plus cohérent de conserver les récits de guerre en l’état, il lui a fallu les réécrire à la « mode » du bas Moyen Âge18. Selon la même logique, la mise en prose va mettre l’accent sur des scènes ou des événements du quotidien de sorte que les protagonistes semblent moins héroïques et plus humains.
2. Le personnage épique : un idéal domestiqué
L’idéal chevaleresque perd de son prestige dans la prose et les personnages deviennent plus réalistes. Une précision discrète vient, par exemple, accorder plus de crédit à la reprise des armes par Béraut, qui a perdu la fougue de la jeunesse au moment où la guerre en Gascogne se prépare : le chevalier explique qu’il doit se remettre à l’entraînement19, alors que les vers avaient entièrement gommé ces détails physiologiques (Martin, 2020).
Lorsqu’il convient de passer à l’attaque, une réflexion collective est valorisée en prose. Si l’on parle beaucoup dans la chanson de geste, on parle encore plus dans la mise en prose… L’isotopie de la parole foisonne littéralement. Les échanges au discours direct sont fréquents, tout comme les divergences d’opinion. La parole devient une arme de guerre et une nouvelle forme d’affrontement. Chacun, individuellement, devient libre de s’exprimer et les interventions orales pour peser le pour et le contre d’une décision tendent à se systématiser dans la prose. La parole pour le bien d’une collectivité se veut réfléchie. Quand les Lorrains réclament justice et secours au roi Pépin avant d’entreprendre la seconde guerre, les échanges pour prendre une décision se succèdent. Le chapitre 43 présente au discours direct les points de vue successifs de Gérin de Cologne, de la reine Blanchefleur, de l’abbé de Saint Denis et du messager Gérin de Pulmiers. Ces trois dernières prises de parole sont des ajouts, venant justifier davantage les raisons de la consultation des alliés de Ludie :
Atant tous ceulx de l’assamblee respondirent que l’en ne pouoit donner meilleur conseil que celluy. Lors le roy, oiant les pallers du conte Guerin de Pulmers quy bien le conseilloit, [respondy] que ainsi en feroit, puis dist : « Vous meismes ferez cestuy message, sire Guerin, car en Flandres prendrés vostre chemin par devers les contes Bansses et Berengier, […] ausquelz vous assignerez jour de comparoir icy en mon palais par devant mon conseil […]. Si nous ferez asçavoir quel jour ce sera a celle fin qu’il n’ait faulte en ce. – Sire chevallier, dist lors le roy Guerin, il fault ancoires dire une autre chose. Je dis ainsi que, consideré comment le roy quy cy est les a desja menassez et aussi que les Loherains sont leurs anchiens et mortelz ennemis, se ilz refusoient de y venir et comparoir sans de vous et de eulz avoir bonne seureté, a mon advis, ilz ne mesprendroient pas trop grandement. – Certes, sire Guerin, respondy le roy, vous ne dittes que bien, pour quoy je vous prometz qu’ilz le seront comme au cas appartient et comme raison est. Si avrez pour cestuy message faire Eudes du Mans et Henry de Ponthoise, lesquelz seront presens aux trefves prendre et donner, dont le duc Amaury quy cy est, Hervaïs d’Orleans, le roy Guerin et ses frere, parens, amis et aliés feront leur devoir de jurer les trefves et de les asseurer, et tenir tout ce que vous en ferez. Et je meismes les aseure pour d’icy a deux mois entiers. » (43-104/116)
Le rôle de Gérin de Pulmiers devient décisif et rend plus vraisemblable la tactique militaire entreprise. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le substantif « argu », désignant exclusivement et fréquemment la colère ou l’hostilité dans les vers, gagne quelquefois le sens de « discussion / dispute » dans la prose, dans des formules pourtant similaires. L’essentiel du chapitre 4620 expose une joute verbale qui se transforme en un « grant et terrible […] argu entre les princes et barons et tout pour chascun garder son droit » (46-58). Le Verbe prend le pas sur l’acte. Quand les échanges sont tournés vers l’affrontement physique, une sorte de lutte orale le précède. Ce même chapitre 46 insiste et complète les échanges avec cette précision, absente des vers : « mais non pour tant furent ilz en argu et en si grant debat que journee fut assignee par l’accord et consentement des parties au huitieme jour d’octobre »21 (46-106).
La parole occupe de fait une place prépondérante dans la mise en prose de sorte que les personnages gagnent en individualité. Représentants magnanimes d’un groupe, les valeureux chevaliers acquièrent de la profondeur : leur point de vue est exprimé dans des passages au discours direct et leurs émotions se singularisent. En bref, ils tendent à devenir de véritables « individus », s’éloignant du « type », ce que souligne la disparition progressive des épithètes. Si les vers accolent régulièrement une épithète de nature au nom de personnages22, qui ont tendance à servir de chevilles, en prose, cela devient inhabituel, puisqu’il n’en reste que peu23.
Les épisodes de vie domestique sont aussi plus nombreux et précis dans la translation : des détails de la vie personnelle et de savoir-vivre sont souvent ajoutés. Les réceptions à la cour sont développées, notamment lorsqu’il s’agit des repas. La politesse veut que le messager soit bien reçu tant pour le couvert que pour le coucher. La mention de la mise en place des tables devient formulaire : « Si furent les tables drecees et couvertes, et puis l’eaue cornee pour aler a table » (11-199) ; « le mengier fut prest, les tables mises, et corna l’en l’eaue pour le soupper. » (16-353) ; « le soupper feust appresté et les tables dreschees. Et, quant tout fut appointié, lors fut l’eaue cornee » (48-61/62)24… Un bref passage de reverdie – présent dans les quatre témoins en vers – est gommé au profit de l’évocation des mets servis à table : « puis se seirent les barons quy plentureusement furent servis et de telz entremés que le jour et la saison requeroit. », le développement sur la belle saison25 disparaît au profit d’une suite très prosaïque : « Que vous diroit l’en ? Aprés souper ilz alerent esbatre et parler a tous propos d’unes choses et d’autres » (63-83).
Montrer que les personnages ont besoin de se restaurer est important, tout comme montrer qu’ils savent se divertir. Les parties d’échecs sont mentionnées à cinq reprises (« joué aux tables et aux eschés » 63-174, par exemple) ; les plaisirs, « deduits », ludiques ou amoureux sont mis en valeur. Aussi, cette tendance de David Aubert à l’amplification des épisodes domestiques s’inscrit dans un souci de vraisemblance. Le lectorat du XVe siècle a désormais besoin de se reconnaître dans les histoires qu’il lit ou écoute. Les idéaux héroïques d’antan ne sont plus compris ; il devient nécessaire d’adapter, autant que faire se peut, le récit à l’époque.
Les personnages deviennent également des êtres sensibles, comme Ludie qui ressent une émotion tout à fait naturelle lorsqu’il est question de la réconcilier avec son époux Hernaut, émotion pourtant inattendue, puisqu’il est devenu son mortel ennemi : « Et en ce disant, Ludie rougissoit en la face et estoit en son courage moult tourblee, car bien eust voulu estre avecques son seigneur Hervault, duquel par les chevalliers avoit illec esté faitte mention. » (44-91/92). Aucune réaction de ce type n’était cependant mentionnée dans les vers.
Les chevaliers, héros de guerre, ne sont pas non plus dénués de sentiments et l’ensemble se teint d’un esprit courtois. L’exemple de Bérenger découvrant Asseline alors que la traque d’Anseÿs se fait de plus en plus pressante en Gascogne est significatif (chap. 70). Le passage est amplifié puisqu’il occupe une place deux fois plus importante. Le dérimage se décharge du superflu (la réponse du gardien à Asseline est supprimée) pour mettre l’accent sur le personnage féminin, qui acquerra de l’importance dans la suite du récit (devenue veuve, elle épouse Béraut au chapitre 72). Dans la chanson de geste, elle n’a même pas de nom lors de sa première apparition, et son portrait n’occupe que deux vers : « Tant le vit bielle tous en fu esfraés / Che samble .i. angles del ciel soit avolés » (ms. S, f° 283c, v. 13-14). Pourtant, cette comparaison – absente en ces termes dans la prose – est probablement à l’origine de l’amplification. De plus, le portrait mélioratif s’accompagne d’une véritable entrée en scène du personnage26 :
Atant s’est la noble dame mise au chemin, laquelle estoit nommee Anseline et, accompaignie de plusieurs damoiselles, aloit tout, car plus belle estoit que racompter ne vous sçavroie. Et bien y paru a l’approchier, car incontinent qu’elle fut a la porte venue et le portier eust le guichet deffermé, elle se mist ou chemin des princes, barons et chevalliers, lesquelz tantost comme ilz apperceurent sa grant beaulté, chascun en fut amoureusement feru, et meismes Berengier, quy devant luy vint, mist en ung mooment sa femme et toutes ses autres besongnes en oubliance pour ymaginer et penser a la grant beaulté quy estoit en elle. (70-53/56)
L’exceptionnelle beauté d’Asseline est effectivement répétée dans les vers, mais l’effet qu’elle produit sur Bérenger et ses chevaliers est simplement mentionné : « tous en fu esfraés » (ms. L, f° 163d, v. 36). La prose prend le relai et accentue ce point :
Chascun mettoit payne de la regarder sans luy ung tout seul mot dire ne sonner, tellement furent sourprins et a coup, car il leur estoit advis par samblant que ce fust une chose de l’autre monde. (70-58)
Moult fut le noble et vaillant conte Berengier joieulx quant il entendi la response de la tant belle et noble dame, laquelle parla tant courtoisement que sa parole luy traversa le corps jusques au coeur, et tellement fut de l’amour d’elle entreprins que tout ce qu’elle luy eust voulu demander, il luy eust accordé.27 (70-67/69)
Le passage prend alors des allures de romans courtois, reflétant encore une fois la mode de l’époque.
Enfin, le récit est traversé de traits participant à la vraisemblance. Par exemple, certains passages montrent les chevaliers face à la réalité difficile et triviale de la guerre en Santerre. David Aubert insère des précisions quand il évoque les fuyards28 qui « fourroient les hayes et buissons pour leurs vies cuidier saulver, » (56-94), ou qui jettent « leurs escuz par terre, a celle fin que l’en ne sceust quy ilz estoient et que a leurs armes et blasons ilz ne feussent recongneus et ravisez. »29 (57-134/135). Si les émotions des personnages ne sont pas explicitées, ce sont leurs actions, ici, qui reflètent leur couardise.
Le personnage d’Anseÿs en prose s’approche nettement de la notion d’individu doué de raison et de sens. Tout porte à croire que le « type épique » n’est plus qu’un souvenir pour le translateur qui le charge d’une fonction nouvelle.
3. Voix narrative : vers un nouvel epos
La parole occupe une place de premier plan dans la prose. Nous l’avons vu plus haut, le discours est construit méthodiquement, prenant le pas sur l’action purement épique. Même au milieu des combats, les chevaliers argumentent et ajustent leur tactique. Le narrateur garde ce souci de dérouler un propos rationnel, quitte à le rendre complexe ou décalé par rapport au sujet dont il est question. Le désir de guider le lecteur ou l’auditeur est constamment présent (Dockx, 2014). La voix du narrateur se fait régulièrement entendre et fait primer la bonne intelligence de son propos. Le début et la fin des chapitres constituent des rappels utiles pour celui qui s’est arrêté dans sa lecture, respectant scrupuleusement les formules « l’istoire racompte que » ou « si se taist atant l’istoire de ». Au cœur d’un très long chapitre tel que le cinquante-septième, un arrêt des actions guerrières arrive bien à propos et laisse place à ce que Gérard Genette appellera un « sommaire » : « Et racompte l’istoire qu’ilz maintindrent celle follie par quatre jours enssieuvans, c’est assavoir le lundy, le mardy, le mercredi et le jeudi ; et, se les ungs estoient merveilleusement obstinez d’une part, si sont ancoires plus les autres ou autant, car par chascun jour recommençoient au matin incontinent que le jour donnoit sa lueur » (57-282/284). Le lecteur et/ou le public sont ainsi ménagés30.
La mise en prose offre un récit moins tourné sur lui-même que le texte épique, l’objectif est quelque peu différent, puisque le texte doit d’abord servir des intérêts extérieurs. Les perspectives sont avant tout pédagogiques, mises au service d’un public de cour. Les conditions de la copie et probablement du dérimage lui-même en sont la cause : la commande émane de Philippe le Bon, grand lettré, soucieux de rayonner à travers les récits lus à la cour ducale de Bourgogne. Le choix de cette conclusion – Anseÿs de Gascogne, plutôt que Yonnet de Metz ou La Vengeance Fromondin – met davantage en valeur la grandeur bourguignonne, et les modifications opérées à la fin sont révélatrices. La guerre menée contre Anseÿs en Gascogne est plus développée que dans la chanson. Une nouvelle frontière est franchie, cette fois, thématique. De menus changements dévalorisent le fils de Girbert qui, frappé, tombe trois fois de cheval plutôt que deux (chap. 66), ou qui n’envoie plus qu’un seul espion dans l’armée adverse alors que deux sont mentionnés dans la chanson (chap. 73). La modification la plus surprenante, qui se trouve dans le dernier chapitre, vient amoindrir considérablement la vaillance d’Anseÿs juste avant qu’il ne soit tué. En effet, il n’est pas à l’origine de la mort de Gautier d’Artois et ne blesse pas Fouqueré de Boulogne, tous deux excellents chevaliers. Tous les témoins en vers sont pourtant concordants :
Es Anseÿs sur .i. courant destrier
En son escu ala ferir Gautier
Chelui d’Artois le vaillant chevallier
Onkes la maille del blanc hauberc doublier
Ne li vali le rain d’un olivier
Parmi le ceur li fist le fier baignier
Plaine sa lance l’abat mort del destrier
[...]
En son escu ala ferir Foukier
Onkes la maille del blanc hauberc doublier
Ne li vali le rain d’un olivier
En char le prist le sanc en fist raiier
Quë a la terre le fist agenillier
(ms. S, f° 288d, v. 19-35)
Le passage disparaît complètement pour reprendre avec la mention de la mort de Guillemer : « Quant le roy Ansseÿs se fut fait assez chasser et il percheu son bon, lors tourna il le visage contre ses ennemis et leur tint si fort estal que moult grande y fut l’occision […]. Et tant y survint de gens que, malgré en eussent Fouquerés et ses hommes, les reculerent les Gascoings jusques pres du port, voire a si tres grant haste que le rivage en estoit comme jonchié des mors et des nafvrez. Si couvint la soy deffendre quy ne voulu perdre la vie. Et advint que, entre les autres, se retrouva Guillemer. » (73-100/104)
De même, la fin du récit omet le mariage de Pépin et s’arrête sur celui de Fouqueré, digne représentant des Flamands, et par extension de la cour ducale. La prise de position du dérimage pour les ennemis d’Anseÿs en défaveur du Gascon est nette et correspond à une position politique conforme à celle de Philippe le Bon.
Pour finir, un trait propre à la prose souligne une fois encore la volonté de faire vrai et de s’adresser à un public du XVe siècle : il s’agit de l’usage des proverbes. Cet usage est très fréquent et permet d’expliciter de nombreuses situations en ce sens où l’expression la donne à voir. Les maximes font partie du quotidien de la population de l’époque, ce qui explique leur nette profusion dans la mise en prose. Nous pouvons, par exemple, relever ces deux proverbes absents des témoins en vers : « quant brebis se desarroient, elles sont pires que loups » (51-80) ou « quy se fait brebis le loup le mengue de legier » (68-84), qui font référence aux préoccupations agricoles, tout en apportant une réflexion morale d’ordre politique.
Le style de la prose varie sensiblement et la narration s’efforce de s’adapter non seulement à son époque mais aussi aux conditions d’écriture. Il ne s’agit pas en effet de la simple imitation d’un texte ancien qui ferait autorité, mais de son évolution et de facto de sa réinterprétation.
Ainsi, la mise en prose d’Anseÿs de Gascogne propose une révision de la chanson de geste. Le récit est globalement suivi et respecté, et les principales caractéristiques propres au registre épique sont présentes. Alors que nous la qualifions communément de « prose épique », il faut souligner que nous sommes indéniablement loin de la chanson de geste. Les frontières génériques sont vite dépassées. Aussi, les combats tentent d’imiter, mais ne font que renchérir sur l’horreur des blessures ; les personnages se muent en personnes, laissant loin derrière eux les « types épiques ». Ce sont sans doute ces recherches du détail et de la vraisemblance qui animent la mise en prose d’Anseÿs de Gascogne et qui créent l’écart par rapport au registre originel. François Suard déclare au sujet des épopées tardives que « la chanson de geste ne constitue pas une sorte de document archéologique, mais un genre intéressant les auteurs et sans doute les lecteurs les plus cultivés. » (Suard, 2000, p. 59). Notre dérimage propose en effet un texte réfléchi et pensé pour ses lecteurs, et notamment son commanditaire. Chaque terme est étudié pour offrir une lecture agréable et ordonnée tout en servant les intérêts de Philippe le Bon. La prose cherche à se mettre à la portée du public noble du XVe siècle : ce sont la cohérence logique, les relations de cause à effet ou le désir de faire vrai qui deviennent prépondérants. Le dérimeur doit alors trouver un équilibre entre la fidélité à la chanson de geste et la modernisation du récit. La première n’étant plus à la mode, la seconde se fait mémoire d’un registre épique devenu désuet.