« Madame la péruvienne » et les hommes : regards sur le corps masculin à travers la Correspondance de Françoise de Graffigny

DOI : 10.56078/atlantide.687

Resúmenes

Françoise de Graffigny, née en 1695, qui devint soudainement en 1748 une romancière célébrée à travers toute l’Europe avec ses Lettres d’une Péruvienne, est aussi, même si on le sait moins, l’autrice d’une monumentale Correspondance de 2 500 lettres adressée à François Devaux, son meilleur ami, demeuré en Lorraine tandis qu’elle avait gagné Paris. Pendant vingt ans, de 1738, où elle quitte Nancy jusqu’à sa mort en décembre 1758, l’épistolière évoque avec la fidélité et la sincérité d’une diariste, sans filtre ni tabou aucun, tous les sujets des plus quotidiens aux plus littéraires. Nous nous proposons dans cet article d’étudier le regard de Françoise de Graffigny, « la Péruvienne » comme la surnomma mi-affectueusement, mi-ironiquement Voltaire, sur les hommes, inconnus, connaissances, amis ou amants, qu’elle croise et côtoie. Comment évoque-t-elle leur physique ? leur caractère ? Qu’observe-t-elle et apprécie-t-elle chez eux ? Qu’est-ce qui la touche et la trouble chez ceux qu’elle aima ? Enfin, le regard de la Péruvienne sur les hommes diffère-t-il de celui qu’elle porte sur les femmes, est-il spécifique ?

Françoise de Graffigny, who unexpectedly became a famous writer across Europe in 1748 thanks to her Lettres d’une Péruvienne, was also the writer of a monumental Correspondence of 2500 letters addressed to her best friend, François Devaux, who stayed in Lorraine while she moved to Paris. During twenty years, from her leaving Nancy in 1738 on to her death in December 1758, the epitolary writer dealt with all kind of topics, from the most common to the most literary, with the frankness and the sincerity of a diarist. In this article I will analyse the way Françoise de Graffigny, « The Peruvian woman » as Voltaire nicknamed her, portrays men, strangers, acquaintances, friends or lovers she met and socialized with. How does she describe their look and their behaviour ? What does she observe and what does she value in them ? What did touch or trouble her in those she loved? Last but not least, does she consider men in the same light as women or is there a specific approach to the former?

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Françoise de Graffigny, veuve, sans enfants ni famille, femme de la petite noblesse qui gravitait à la cour des Ducs de Lorraine, et surtout proche d’Élisabeth‑Charlotte d’Orléans et de ses enfants, quitte à l’automne 1738 la Lorraine que Louis XV vient de céder au roi de Pologne, Stanislas Leszczynski. Après un séjour à Cirey chez la marquise du Châtelet, cette femme qui, née en 1695, n’est plus toute jeune et n’est encore qu’une inconnue, arrive à Paris en février 1739. Elle y restera jusqu’à sa mort en décembre 1758. Or, ces vingt années la voient devenir avec le succès de son roman épistolaire Les Lettres d’une Péruvienne en 1748, puis de son drame bourgeois en cinq actes et en prose, Cénie jouée à la Comédie-française en 1750, une femme de lettres célébrée, une figure incontournable des Lumières qui a côtoyé toute la République des lettres d’alors. Tout au long de cette étonnante destinée (Mallinson, 2004 ; Showalter, 2004 ; Simonin, 2020), Françoise de Graffigny ne cesse d’écrire, quotidiennement, à François-Antoine Devaux (1712-1796), son meilleur ami demeuré en Lorraine. Cette volumineuse et riche correspondance de plus de deux mille cinq cents lettres, récemment redécouverte et magnifiquement éditée et annotée en quinze volumes à la Voltaire Foundation grâce au travail de « l’équipe Graffigny » dirigée par feu Alan Dainard (Dainard, 1985 ; Showalter, 2001), est sans doute son véritable chef-d’œuvre qui l’égale à une Sévigné ou une Palatine.

Contrairement à ses devancières, Françoise de Graffigny se livre sans censure ni autocensure aucune, quel que soit le sujet, amitié, amour, politique, religion, ou argent1, comme elle écrirait un journal intime (Simonin, 2008). Il s’agit donc à ce titre par sa sincérité, sa crudité parfois, d’un témoignage remarquable, unique même dans le monde des lettres au féminin : Madame de Graffigny ne s’est jamais autocensurée en écrivant de son vivant d’une part, et d’autre part sa correspondance, demeurée presque totalement inédite (sauf les lettres dites « de Cirey ») jusqu’à une vente aux enchères à Sotheby’s en 1965, n’a pas non plus été censurée de façon posthume. Il paraît donc pertinent, dans la perspective proposée par ce volume consacré au « regard sur le masculin », de questionner sa vision du masculin et de se demander comment elle perçoit et décrit les hommes, tant physiquement que moralement ou intellectuellement, et si elle les regarde différemment des femmes. Comme évidemment il ne saurait être question d’exhaustivité vu l’abondance de la matière épistolaire, nous proposerons plutôt quelques axes de questionnement principaux, plutôt centrés sur la question du corps, étant donné que le domaine du physique masculin, et a fortiori du physique masculin décrit par des autrices, semble plutôt une sorte d’angle mort de la recherche.

1. Le physique, ce grand absent dans la fiction comme dans les écrits diaristes de l’ancien régime

Nous pouvons d’abord nous interroger sur la manière dont Françoise de Graffigny évoque le physique des hommes, sur le regard qu’elle pose sur eux, que ce soit dans son œuvre d’épistolière ou dans ses œuvres de fiction.

Les correspondances de ses devancières prestigieuses, Mme de Sévigné, la Palatine, et de manière générale les correspondances, mémoires et journaux intimes de l’Ancien Régime de la Rochefoucauld à Saint-Simon sont peu diserts sur l’apparence physique des gens, femmes ou hommes, ne livrant que de rares remarques éparses. Pourquoi cette absence, généralisée, de regard précis sur l’autre ? Serait-ce l’effet d’une (inconsciente) autocensure qui n’autoriserait pas à regarder trop en détail pour des raisons de bienséance, de politesse ou de politique ? S’agit-il de paresse ou de manque d’habitude ou d’intérêt ? De fait, la fiction ne se montre guère plus précise, et même moins encore s’il est possible. Qu’il s’agisse de théâtre ou de romans classiques, de La Princesse de Clèves de Mme de Lafayette2 aux Liaisons Dangereuses de Laclos3 en passant par Phèdre ou Le Cid, règnent partout les mêmes épithètes élogieuses hyperboliquement floues ; l’on chercherait en vain la moindre évocation d’une couleur d’yeux ou de cheveux, d’une teinte de peau, d’un nombre de grains de beauté ou de taches de rousseur, la moindre référence à la taille ou aux muscles. C’est un regard épuré qui ne semble contempler et évoquer que l’idée de la personne, un regard platonicien, ou néo-platonicien.

Les héros des œuvres de fiction4 de Mme de Graffigny — Clerval dans Cénie, Déterville et Aza dans les Lettres d’une Péruvienne, Doudou dans Azerolle, Ziman dans Ziman et Zénise, Azor dans Phaza et César dans Les Saturnales — sont toujours évoqués par les autres protagonistes comme jeunes et beaux. Mais ils ne sont aucunement décrits physiquement et l’on ne saurait évidemment dire quelles sont la couleur de leurs yeux et de leurs cheveux, leur corpulence ou leur taille. Même chose d’ailleurs pour les héroïnes féminines, il ne s’agit donc pas d’un silence sexué. Dans sa Correspondance, l’on constate symétriquement que Mme de Graffigny n’indique presque jamais la couleur des yeux des hommes ou des femmes, alors qu’elle est une excellente observatrice qui ne souffre manifestement d’aucune déficience de vision ni de manque d’intérêt pour ce qui l’entoure, comme en attestent nombre de remarques souvent piquantes sur la couleur et la forme des ameublements intérieurs5 ou sur les costumes (Simonin, 2015).

Aujourd’hui6 l’on ne concevrait pas, ou seulement exceptionnellement, d’évoquer quelqu’un que l’on vient de rencontrer sans se référer à son physique. Or Françoise de Graffigny, la femme dont l’on pourrait dire qu’elle observe et raconte tout, absolument tout, n’évoque que très rarement dans ses lettres le physique de ses connaissances. Est-ce lié à une époque où ni le corps, ni le visage n’apparaissaient jamais, ou quasi jamais, au naturel à nu, puisque cheveux et face étaient dissimulés par des perruques, rubans, voiles et chapeaux, enduits de poudres7, de rouge et de mouches ? Où le visage n’existait de fait jamais que masqué8 ? Quant au corps, recouvert de corsets, de nombreuses couches d’étoffes, de plumes, de rubans, de capes et de châles, il était paradoxalement, lui aussi, plutôt invisible, engoncé, camouflé. De surcroît, par-delà toutes les questions de pudeur et de bienséance, les difficultés pratiques de l’éclairage et du chauffage n’encourageaient pas à demeurer découvert longtemps, une fois déshabillé. Époque où donc l’on scrutait moins qu’aujourd’hui le corps parce qu’il était, de facto, difficile à voir ? Et où l’on regardait l’allure, le charme plutôt que les détails parce qu’ils étaient de toute façon presque imperceptibles ? Et en effet l’épistolière évoque rarement le corps des autres.

2. Les surnoms, corps et caractère

Françoise de Graffigny et son correspondant, François Devaux, usent, au fil de leur correspondance croisée, pour désigner leurs amis et connaissances, de très nombreux surnoms, plus de cinq cents au total (Woody, 2018), pour des raisons politiques et tactiques, pour se protéger, en raison de la fréquente ouverture du courrier à l’époque. Cette mésaventure advint à Françoise de Graffigny, on le sait, à Cirey en décembre 1738 où la marquise du Châtelet, inquiète pour Voltaire, ouvrait et lisait tout le courrier entrant et sortant. Elle écourta son séjour ; ses hôtes en effet, se méprenant sur une formulation ambiguë, l’avaient jugée un peu rapidement coupable d’avoir copié et envoyé en Lorraine un chant de La Pucelle (Showalter, 1996). Mais l’usage des surnoms paraît aussi ludique, littéraire, affirmant et confortant ainsi leur complicité au fil de leurs échanges.

Si ces surnoms sont de typologie très variée, s’inspirant tantôt de l’origine géographique, tantôt de l’état social, tantôt de références littéraires, le physique n’est bien sûr pas en reste. De fait, leur agréable apparence inspire manifestement parfois le surnom de ceux qui les portent : ainsi le prince Charles de Lorraine est-il surnommé « le Beau Prince », l’abbé de Bernis « Le Bel Abbé », Helvétius « Le Beau Génie », La Rougère « Charmant » ou encore Charles de Mazières « Le Beau Zapata ». Cependant, et premièrement, cette prise en compte de la beauté n’est certes pas réservée au regard que Françoise de Graffigny porte sur les hommes ; elle se retrouve tout autant au féminin, puisque la princesse Anne-Charlotte de Lorraine est la « Belle des Belles » ou « La très belle », la marquise de Boufflers, maîtresse de Stanislas, « la Belle Dame » ou « La Belle Marquise » et Emmanuèle-Marguerite de Grandville « Mignonette ». Deuxièmement, de toute façon, la description concrète de cette beauté demeure implicite, et si nous comprenons bien que Mme de Graffigny apprécie le physique des personnes en question, elle ne le décrit, ni ne le détaille pour autant, et nous ne sommes pas davantage en mesure de comprendre ce qu’elle désigne, ou non, par beauté. Troisièmement, ce sont tout autant d’autres éléments spécifiques du physique ou du comportement qui retiennent son attention et celle de Devaux, les amis étant parfois animalisés — ainsi Maupertuis est-il surnommé « La Puce », Voisenon « (le petit) Anchois/Hanneton » ou « La Merluche », Liébault « Le Chien » — , ou désignés par telle ressemblance (Denis Ponchon est « Ton Portrait »), telle taille ou attitude « Le Petit » (Adhémar ou Saint-Lambert) ou telle allure emblématique , comme Solignac surnommé « Torticolis ». Et surtout, quatrièmement, c’est aussi et plus souvent le caractère qui entre en jeu dans la motivation des surnoms, par exemple Dufresne d’Aubigny devenu « le Bon ami ». L’appréhension du caractère peut d’ailleurs varier au fil du temps. Duclos9, d’abord appelé « Le Doux », deviendra, en raison de sa misanthropie et par référence à Scarron, « La Rancune », tandis que Pierre Valleré d’abord surnommé « Doudou » grâce à sa gentillesse et ses attentions, devient ensuite « Train » en raison de son caractère colérique et jaloux. En ce qui concerne l’effet de focus sur tel trait physique ou attitude, ou sur le caractère, l’on constaterait là encore la même chose du côté féminin : Mme de Stainville, vétilleuse à l’excès, surnommée « Taupe ma Mie », comme l’une des héroïnes de Crébillon, ou Mme de Montigny, la générosité faite femme, surnommée « La (très) bonne femme ». Et si l’on trouve moins d’exemples féminins, c’est que Mme de Graffigny fréquente bien davantage d’hommes que de femmes.

3. La voix des hommes

À la frontière entre corps et âme, extériorité et intériorité, se trouve la voix humaine et l’on sait bien des Sirènes de L’Odyssée à La Voix Humaine de Cocteau (puis de Poulenc) en passant par la voix de Bérénice10 ou de l’actrice Rose Melrose11 dans Aurélien, à quel point le seul timbre d’une voix peut exprimer et susciter de trouble, et même de désir. Même si l’on observe une fois de plus que tous les exemples ici cités sont… féminins, Françoise de Graffigny, à travers sa Correspondance, se montre attentive aux voix féminines12 comme masculines, chantées comme parlées. L’on peut imaginer que son amant pendant quinze ans, Léopold Desmarest, fils du grand compositeur lorrain Henry Desmarest, jouissait, en raison de son ascendance paternelle, de solides connaissances musicales et d’une voix bien timbrée, qui avaient contribué à séduire Mme de Graffigny : en tout cas, il chante par exemple en duo avec Mme du Châtelet à Cirey, manifestement en déchiffrant à vue, et Mme de Graffigny se remémore parfois des séances de chant avec lui et d’autres amis. Par ailleurs, elle évoque un certain nombre de voix qui lui plaisent. Ainsi dans le théâtre de société du comte de Clermont à Berny, où elle assiste à une représentation musicalement fort réussie, grâce aux talents des interprètes masculins : « Ensuite ce fut Le Galant Jardinier (comédie de Dancourt) avec un ballet pantomime très bien exécuté mais très bien : des chants excellents de mon Lévrier [son ami Dromgoole], qui a une très belle voix, et d’un autre officier qui en a encore une plus belle » (22 décembre 1751, lettre 1803, vol. XII, p. 210). De facto, symétriquement, certaines voix, et certains accents lui déplaisent, comme celui du poète Gentil Bernard13, rencontré par l’entremise de Mlle Quinault, et elle abhorre particulièrement l’accent… lorrain.

4. Les attributs masculins

Si l’on s’intéresse vraiment au regard féminin sur l’homme dans sa spécificité, sans plus d’atermoiements, la question attendue (avec impatience ?) pourrait, paraît être, si l’on peut dire, celle de l’évocation des attributs masculins, rarement traitée par une plume féminine. Puisque Mme de Graffigny, nous l’avons rappelé plus haut, parle absolument de tout, sans tabou aucun, des babas au rhum (Simonin, 2003) aux robes de chambre, en passant par les rhinocéros et les lavements, il est légitime de s’attendre à trouver quelques remarques bien senties sur cette partie, ô combien spécifique, de l’anatomie masculine au fil alerte de sa Correspondance.

Remarquons cependant dès avant, pour prévenir toute déception, que de même que nous avions observé que dans la littérature « générale », la description des corps était finalement très imprécise, floue, de même, si paradoxal que cela semble, force est aussi de constater, y compris dans la littérature « qu’on ne lit que d’une main », érotique ou pornographique, de Crébillon fils à Sade en passant par Laclos ou Le Portier des Chartreux, que les descriptions anatomiques du corps masculin, en majesté ou non, restent finalement en général assez vagues. Si l’on quête des précisions picturales ou photographiques réalistes, l’on risque de demeurer sur sa faim, car, fût-ce en pleine « leçon de physique expérimentale »14, euphémismes, métaphores, périphrases et ellipses, qu’il s’agisse d’une « foudre »15, d’un « monstre », d’un « goupillon », d’un « meuble » ou d’un « … »16, viennent « gazer » pour reprendre un terme de l’époque, les précisions anatomiques attendues.

Des trois hommes avec qui elle a eu des relations sexuelles, l’épistolière ne donne aucun détail concret ni sur leur physionomie générale, ni sur leur physionomie plus intime : rien sur M. de Graffigny17, ni Desmarest18 ou Pierre Valleré. Cependant, si Mme de Graffigny ne se montre guère diserte en ce qui concerne ses partenaires, notre quête du Graal ne se révèle pas totalement infructueuse, car elle est plus inspirée par son correspondant et meilleur ami. Dans le cas de « Panpan »19, sans que l’on puisse savoir s’il s’agit d’un cas avéré de micropénis ou d’une taquinerie affectueuse et infondée (puisque lui-même le prend avec bonhomie et n’est pas le dernier à l’évoquer), ni d’ailleurs si elle l’a vraiment vu de ses propres yeux, ou ne parle que « par ouï-dire », c’est une plaisanterie récurrente entre eux que son sexe serait de petite taille. Par exemple alors qu’elle séjourne chez la peu amène marquise de Stainville, à Demanges-aux-Eaux, dans le « château de l’Ennui », à l’automne 1738, elle observe le gros chien (Simonin, 2020) de la maison, fort paresseux, qui aime à rester mollement étendu sur le dos, comme Devaux, volontiers indolent, et qui lui ressemble finalement en tout point, fors « une [chose] qu’elle lui souhaiterait volontiers » puisqu’elle a pu à loisir observer son anatomie complaisamment exposée :

Je parle vite d’un gros chien qui fait le seul et unique entretien du repas, car elle ne parle jamais à table. C’est un chien deux fois gros comme Tonton [un de leurs chiens familiers], qui est encore plus paresseux que toi. Il est toujours couché sur son dos, et mange dans cette posture. Il est vrai que cela est singulier. Et si on lui jette un os à deux pas de lui il ne se lève pas pour l’aller prendre. Il est aussi jeune que toi car il n’a qu’un an. Il a mille ressemblances avec toi, fors une que je te souhaite tous les jours. Tu ferais de belles niques aux goguenards. Tu vois, mon ami, « Tout me parle de ce que j’aime » (13 octobre 1738, lettre 39, vol. I, 85).

Ce leitmotiv taquin revient à plusieurs reprises dans sa Correspondance20 et ces confidences semblent également partagées avec Dubois, la femme de chambre lorraine que connaît bien Devaux et qui a suivi Mme de Graffigny à Paris. L’épistolière déclare le 20 décembre 1739 : « [Dubois] m’a prié de te mander qu’elle s’était souvenue de toi dernièrement à propos de saucisses qui rapetissaient à mesure qu’elle les remuait pour les faire cuire » (lettre 226, vol. II, 285). Foin de poétique réminiscence proustienne, c’est ici une cochonaille (lorraine ?) qui tient impertinemment lieu de madeleine. Pour autant, elle ne doute aucunement de ses qualités d’amant, ni de ses capacités reproductrices, puisque Devaux est vraisemblablement le père de l’enfant dont accouche sa maîtresse Mme Lemire en 1746, mais qui mourra avant d’avoir un an.

5. Les relations sexuelles

Finalement qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Car si Mme de Graffigny n’est pas très expressive en ce qui concerne la description du corps ou du « membrum virile » de son ex-mari ou de ses deux amants, elle s’exprime davantage sur la question des relations sexuelles. Quand Desmarest la retrouve à Paris en 1739, elle est logée chez la cousine de ce dernier, Mme Babaud, et il est leur est bien difficile de jouir d’une quelconque intimité, même minimale. Ils sont fréquemment dérangés, fût-ce quand il le faudrait le moins21. Elle évoque ainsi avec humour à travers une métaphore rhétorique, où elocutio et dispositio revêtent un sens nouveau, l’agacement de son compagnon qui a dû « interrompre » son « discours », alors qu’il avait encore quelques « petites circonstances » à ajouter :

À minuit, la dame sortit pour aller se coucher. Nous causâmes un moment, mais nous fûmes interrompus par une diable de femme de chambre. Nous reprîmes notre discours, qui était fort intéressant. Comme il finissait, la dame rentra. Il restait au D. quelques petites circonstances à dire qui le fâchèrent fort ; pour moi, j’en fus outrée et je ne pouvais m’empêcher de rire de son embarras. Cela est insupportable de n’avoir pas un instant à se dire un mot de suite et je ne comprends pas comment, quand on sait que les gens sont amis depuis si longtemps, on est toujours sur leurs épaules (20 mars 1739, lettre 107, vol. I, p. 395).

Desmarest et elle ne pouvant se retrouver seuls, et moins encore quand elle sera logée au couvent bien sûr, ne pouvant non plus recourir, faute de moyens, à l’une de ces commodes petites maisons qui prolifèrent dans la littérature libertine, il leur arrive de se réfugier pour leurs étreintes dans un… fiacre. Le samedi 21 février 1739, elle écrit : « II [Desmarest] m'a ramenée dans un fiacre par une pluie affreuse qui ne nous empêcha pas de parler de toi en passant sur le Pont Neuf et de te souhaiter en tiers. Je lui laisse le détail de notre conversation » (lettre 94, vol. I, p. 332). Ces transports amoureux semblent annoncer de façon surprenante, un siècle à l’avance, les étreintes d’Emma Bovary et de Léon, et leur « fureur de locomotion » dans un coche qui galope éperdument dans les rues de Rouen. Mais Benoît Mélançon (1996), qui a consacré un savoureux et riche article au titre swannesque à cette thématique de « s’aimer dans un habitacle en mouvement », observe que l’amour en coche semble fort répandu au siècle des Lumières, fiction et réalité se rejoignant, que ce soit dans Léandre fiacre de Gueullette, Les Confessions de Rousseau, Jacques le Fataliste de Diderot, Le Diable amoureux de Cazotte, L’enfant du bordel ou Les Aventures de Chérubin, Angola de La Morlière ou La Nuit et le Moment de Crébillon fils.

Françoise de Graffigny aime les mots, jouer avec eux, inventer des néologismes ou des expressions22 ; elle use dans ce passage, pour signifier « faire l’amour » sur fond d’une spatialisation de l’ébat, de deux périphrases, mêlant Devaux et rhétorique, qui eussent intéressé Freud, « parler de toi » et « te souhaiter en tiers »23. Elles révèlent nolens volens l’importance, sinon l’omniprésence, de leur ami dans leur couple24, même au cœur de l’acte amoureux, d’un trio par-delà le duo ; de fait l’ellipse dans l’évocation érotique ne fonctionne que parce que Devaux possède le code nécessaire pour la bien décrypter.

Si elle semble physiquement épanouie lors de sa liaison avec Desmarest, elle livre pourtant le 29 décembre 1743, un aveu émouvant, révélant, avec candeur et humour à la fois, sa découverte, alors qu’elle a donc quarante-huit ans, de l’orgasme avec son nouveau locataire et amant depuis peu, Pierre Valleré, avocat au Parlement :

Avant-hier nous nous raccommodâmes, Doudou et moi. Oh, quel raccommodement mon ami ! Je n’ai garde de te le détailler, je te ferais de la peine : il ne faut pas danser devant les culs-de-jatte25. Tant y a qu’il m’apprend des choses que mon âme et mes sens ont ignorées toute leur vie. J’en suis fâchée, pourtant, car cela dérange furieusement ma dignité, mais que faire ? […] Je m’en moque, mais j’aime mieux ce petit train-là. Il remplit mon âme de volupté bien plus délicieuse et mieux sentie que les grandes scènes ; c’est de la démence que cela. J’avais ouï parler toute ma vie de cette perdition de tête, de ces grands hélas, de ces je ne sais quoi, mais en honneur je n’en avais pas la moindre idée. J’espère que tu brûleras cet aveu sincère de mes ridicules découvertes.

Cependant, elle comprendra assez rapidement qu’elle l’aime bien, mais ne l’aime pas. Au féminin non plus, amour, désir et plaisir ne se confondent pas toujours : comme Mme de Graffigny, Bérénice découvre de façon inattendue (fût-ce pour elle-même), dans les bras du « petit pianiste » Paul Denis — jeune homme devenu son amant, qu’elle aime bien, mais que, toujours très éprise d’Aurélien, elle n’aime pas —, l’intensité du plaisir de l’orgasme, qu’elle semble plutôt lier, en une sorte de paronomase implicite, à l’orage26. En conclusion, ces deux liaisons avec Desmarest puis Valleré révèlent bien que lorsque Mme de Graffigny aime amoureusement un homme, elle l’aime tout entier, esprit et corps conjoints.

6. Sapiosexuelle

C’est une constante chez Françoise de Graffigny que les hommes qui lui plaisent sont des hommes spirituels et cultivés, et que la vivacité d’esprit et le savoir, pour elle essentiels, font oublier le physique quelque disgracieux qu’il soit. Ainsi note-t-elle de Duclos le 18 janvier 1743 « Qu’il est vilain mais qu’il a d’esprit » ou se désole-t-elle des persécutions encourues par Maupertuis de la part de Voltaire : « Mon Dieu que le tour de son esprit est aimable et fait pour la société ! Et que V. est coupable de le persécuter » (29 juin 1753). Alors qu’elle vient grâce à la duchesse de Richelieu de partager un dîner avec Mairan, Réaumur, Fontenelle et Buffon : « ce sont des gens charmants et les seuls que j’ai encore trouvés ici avec qui je voudrais vivre » (4 septembre 1739). Quant à Maillebois, nouvel amant de la marquise de Boufflers, il séduit l’épistolière le 5 août 1754 par son esprit, selon elle emblématiquement français :

Pour moi, j’ai été ravie plus que jamais. J’en suis ivre. C’est le Français charmant dont je m’étais fait cent fois le chimérique portrait. Je dis Français parce qu’un homme aimable de toute autre nation ne peut l’être autant qu’un Français quand il l’est. Je trouve chez celui-ci tout ce qui est distribué en petite portion sur tous les autres : l’air le plus noble, le ton le plus naturel, de l’esprit de toutes les sortes, raisonnement fort solide, qui ne fait nul tort à l’agrément ni à la légèreté.

D’ailleurs, le troisième et dernier grand amour de l’épistolière, pour le romancier et dramaturge Antoine Bret, restera platonique, car, même si elle trouve « Le Grand Garçon » fort séduisant et qu’elle lui plaît aussi (mais elle se juge trop âgée pour débuter une nouvelle histoire), elle adore surtout converser avec lui. L’on pourrait dire que Françoise de Graffigny est pleinement sapiosexuelle au sens où c’est toujours l’intelligence d’un homme qui suscite puis nourrit son intérêt, voire son attrait pour lui.

En conclusion, Françoise de Graffigny, même si, hétérosexuelle avérée, elle ne dédaigne pas, à l’occasion, de contempler un bel homme ou d’écouter une belle voix masculine, ne nous livre, à travers sa Correspondance, que peu de remarques sur le physique des hommes, y compris de ceux qu’elle a aimés, amicalement ou amoureusement : sans doute est-ce lié, premièrement, à une époque27, où l’on scrutait l’autre moins qu’aujourd’hui, ensuite au fait que beaucoup de ceux qu’elle mentionne sont déjà connus de Devaux qui les a rencontrés en Lorraine ou lors de l’un de ses séjours à Paris, mais enfin et surtout, au fait que le sujet de l’apparence ne l’intéresse pas fondamentalement. Ne s’excuse-t-elle pas, le 6 décembre 1738 après avoir décrit l’apparence de Cirey et les vêtements de ses fameux occupants, notamment d’Émilie du Châtelet, de ne « parler que de cela » car elle n’a « encore vu que la pelure »28 ? Comme pour un oignon ou plutôt pour une orange, l’essentiel se trouve à l’intérieur, et comme le souligne la tournure restrictive et quelque peu péjorative, la « pelure » ne vaut pas, manifestement, selon l’épistolière, que l’on s’y attarde exagérément. D’ailleurs ces remarques vaudraient tout autant pour les femmes qu’elle rencontre et côtoie : il n’y a pas de spécificité dans le regard que porte Mme de Graffigny sur le masculin, par rapport au féminin. Elle s’intéresse toujours à l’être bien plus qu’à l’apparence. Comme les enfants, elle semble dépasser le corps et ses contingences pour ne regarder, dans la rencontre, que le cœur et l’âme. L’attirance pour un être naît d’une harmonie spirituelle et intellectuelle dont le corps n’est que le véhicule et l’idéal est de pouvoir, par les mots, retrouver le pays — le paradis ? — perdu de la complicité d’autrefois avec Devaux et de la langue originelle, puisqu’elle use de la belle expression « parler notre langue »29, lorsqu’elle rencontre, rarement, une personne, homme ou femme, avec qui elle puisse véritablement converser. L’originalité de Mme de Graffigny nous paraît bien résider d’abord dans sa façon de considérer et de penser avec une parfaite égalité hommes et femmes, et ensuite dans une époque où le jeu des apparences et des masques sociaux était très important, par son goût résolu pour l’être plutôt que pour le paraître.

De fait, « Madame La Péruvienne », comme la surnomma mi‑affectueusement, mi‑ironiquement Voltaire, elle qui s’intéressa sa vie durant à la question de l’éducation féminine (Simonin, 2007), fit d’une « fille garçon » l’héroïne d’une de ses pièces (Simonin, 2004) et qui sut reconnaître et accepter d’évidence la nature des sentiments amoureux homosexuels éprouvés par Devaux pour Liébault30, n’était pas femme du genre à laisser son regard sur les hommes et sur les femmes être borné et normé par les œillères genrées imposées par la société de son temps.

Bibliografía

GRAFFIGNY Françoise (1985-2016) Correspondance, sous la direction d’Alan Dainard, par Peter Allan, Dorothy Penny Arthur, Diane Beelen Woody, Pierre Bouillaguet, Nicole Boursier, M. Cunningham, Judith Curtis, Alan Dainard, Marie‑Paule Ducretet‑Powell, Marion Filipiuk, Ed. Heinemann, Marie‑Thérèse Inguenaud, N. R. Johnson, Lawrence Kerslake, English Showalter, D. A. Signori, David W. Smith, David Trott et E. Walker Voltaire Foundation, Oxford [Vol. 1‑15, 1985‑2016, 15 vol. ].

GRAFFIGNY Françoise (2001), Choix de lettres, éd. E. Showalter et al., Oxford, Voltaire Foundation, Série VIF.

MALLINSON Jonathan (2004 :12), Françoise de Graffigny, femme de lettres, écriture et réception, études présentées par, Oxford, SVEC.

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Notas

1 Elle connut des soucis financiers sa vie durant, que ne devinèrent guère les nombreux bourgeois et aristocrates fortunés qui la côtoyaient (Showalter, 2002).

2 « Mais ce prince [le duc de Nemours] était un chef d’œuvre de la nature ; ce qu’il avait de moins admirable, c’était d’être l’homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettait au‑dessus des autres était une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions que l’on n’a jamais vu qu’à lui seul ; il avait un enjouement qui plaisait également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s’habiller qui était toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et enfin un air dans toute sa personne qui faisait qu’on ne pouvait regarder que lui dans tous les lieux où il paraissait » (Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, Paris, Livre de poche, 1992, p. 7-8).

3 Il est néanmoins spécifié que Cécile de Volanges est blonde, élément qui a compté dans le choix de Gercourt, avec l’éducation couventine, car relevant de ses critères pour l’épouse idéale. Cette particularité est cinématographiquement respectée avec la très blonde Annette Vadim dans la version Vadim de 1960 des Liaisons Dangereuses comme avec la blonde Uma Thurman dans la version Frears de 1989, mais absolument pas dans la version Forman de 1989, Valmont, (qui de toute façon prend de nombreuses libertés avec le roman) où Fairuza Balk est résolument brune.

4 Outre son célèbre roman, Françoise de Graffigny est l’autrice de nombreuses pièces, voir Charlotte Simonin, « Au verso des Lettres d’une Péruvienne, Françoise de Graffigny, une dramaturge féconde et méconnue », dans le Catalogue « Françoise de Graffigny rentre à Lunéville », donation Pierre Mouriau de Meulenacker, Lunéville, p. 51‑62 (Volume consultable en ligne via http://issuu.com/triptyque/docs/maquette_grafigny_web).

5 Joan Dejean, The Age of Comfort, When Paris discovered Casual, and the Modern Home began, Londres/New York, Bloomsbury, 2009. Comme le relève Joan Dejean, Françoise de Graffigny est capable d’évoquer les paniers bicolores, jaunes et bleus, des chiens assortis aux couleurs de l’appartement de Mme du Châtelet, d’évoquer telle teinte de peinture gris de lin ou tel nouveau meuble à la mode, la « table courante ».

6 Il faudrait se demander si un spécialiste de la couleur comme l’historien Michel Pastoureau a analysé cette espèce de regard sur l’autre « invisibilisant » curieusement toute couleur.

7 Quand elle arrive à Cirey, elle relève l’allure de Voltaire, apprêté comme s’il était dans la capitale : « Pour ton Idole, je ne sais s’il s’est poudré pour moi, mais il est étalé comme il serait à Paris » (4 décembre 1738, lettre 60, vol. I, p. 193).

8 Comme l’illustre exemplairement l’incipit musical et enlevé des Liaisons Dangereuses de Frears, où l’on voit tour à tour Glenn Close (la marquise de Merteuil) et John Malkovitch (le vicomte de Valmont) être poudrés, coiffés, parfumés, perruqués, corsetés…, revêtir, en somme, leur « habit », leur « uniforme » plutôt, de séducteurs.

9 Françoise de Graffigny, cultivée et plaisante, côtoie et connaît rapidement beaucoup de gens de lettres à Paris, toute la République des lettres presque : il n’est « pas un grimaud du Parnasse que je ne connaisse » affirme-t-elle plaisamment un jour après avoir rencontré le prolifique abbé Pellegrin (Simonin, 2006).

10 « Il n'aimait que les brunes et Bérénice était blonde, d'un blond éteint. Il aimait les femmes longues à sa semblance, elle était petite sans avoir cet air enfant que cela donne parfois. […] La seule chose qu'il aima d'elle tout de suite, ce fut la voix. Une voix de contralto chaude, profonde, nocturne. Aussi mystérieuse que les yeux de biche sous cette chevelure d'institutrice. Bérénice parlait avec une certaine lenteur. Avec de brusques emballements, vite réprimés qu'accompagnaient des lueurs dans les yeux comme des feux d'onyx », (Louis Aragon, Aurélien, Chapitre 2, Paris, Gallimard, Folio, 1990, p. 32).

11 « Alors Rose Melrose produisit son effet, seulement alors, après qu'on avait cru revenir de toute surprise. Sa voix fit son entrée, il n'y a pas d'autre manière de dire. Une voix retenue, chaude à la fois, et semblable à un frisson. « À boire ! — dit-elle, — à boire, Mary, quelque chose, un peu d'alcool, n'importe... Il fait affreux... Je mourais dehors... » (Louis Aragon, Aurélien, Chapitre 6, Paris, Gallimard, Folio, 1990, p. 70).

12 La laideur de l’actrice Clairon, par exemple, qu’elle évoque lorsqu’elle débute à la Comédie française à l’automne 1743 lui paraît rachetée par la beauté et la plasticité de sa voix : « Je fus donc hier voir Mlle Frétillon [Surnom qui lui est donné en raison d’un roman pornographique de l’époque qui en fait son héroïne], qui joua Phèdre. Elle a un son de voix charmant et cent mille inflexions, mais la plus ignoble figure qui ait jamais été : grosse, courte, une maussaderie répandue dans toute sa personne qui répugne. Dans les servantes, elle sera sans doute moins choquante » (20 septembre 1743, lettre 592, vol. IV, p. 381).

13 « Bernard, avec un accent et une physionomie de paysan, nous lisait des vers luisants de polissure, très bien faits et peu intéressants » (11 février 1752, lettre 1826, vol. XII, p. 264).

14 Cunégonde dans Candide est intéressée par la « leçon de physique expérimentale » que donne dans le petit bois le docteur Pangloss à la suivante Paquette et tout particulièrement par « la raison suffisante du docteur » (Voltaire, Candide, chapitre 1).

15 « Ses jambes badinaient auprès d’un ennemi qui n’en était pas pour elle. Avez‑vous vu, marquis, un tableau de Coypel dans lequel une nymphe, couchée dans un lit de fleurs de Jupiter, se plaît à manier sa foudre ? Nous étions une copie de ce chef-d’œuvre », Godard d’Aucour, « Thémidore ou mon histoire », dans Romans libertins du 18e siècle, Raymond Trousson (éd.), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 296.

16 « Monsieur B… et de l’autre sortait de sa culotte un membre raide et nerveux. Son genou était passé entre mes cuisses qu’il ouvrait le plus qu’il lui était possible, et il se disposait à assouvir sa brutalité lorsque, portant les yeux sur le monstre dont j’étais menacée, je reconnus qu’il avait à peu près la même physionomie que le goupillon dont le père Dirrag se servait pour chasser l’esprit immonde du corps de ses pénitentes […]. Celui-ci après avoir remis tranquillement le meuble critique dans son gîte, rompit tout à coup le silence par un éclat de rire désordonné […] « Imagine‑toi, mon cher B***, continua-t-il, que j’ai couché mademoiselle sur le lit, j’ai levé ses jupes, je lui montré mon … La petite bégueule ne s’est-elle pas imaginé qu’il y avait quelque chose d’irrégulier dans ce procédé ? », Boyer d’Argens, « Thérèse Philosophe », dans Romans libertins du 18e siècle, Raymond Trousson (éd.), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1993, p. 628‑629.

17 Elle n’évoque quasiment jamais, en 2 500 lettres, cet époux auquel elle fut mariée en janvier 1712, à 17 ans : cette force de déni s’explique sans doute parce qu’il fut un mari particulièrement violent, au point que la séparation judiciaire fut prononcée en 1718. La toute première lettre de Françoise de Graffigny qui a été conservée est d’ailleurs un billet de 1716 où elle appelle son père au secours en raison de la brutalité de son époux, et se dit « en grand danger » et « toute rouée de coups » (1716, lettre 1, vol. I, p. 1). François Huguet de Graffigny décéda en 1725.

18 En ce qui concerne Desmarest, il appert aussi qu’elle ne le décrit pas parce qu’il est un grand ami de Devaux qui le connaissait bien. L’on peut cependant imaginer que le jeune officier était assez séduisant, au vu du nombre de conquêtes qu’il avait eues avant, et faisait encore, au temps de leur liaison. Il séduisit par exemple (et cela alla jusqu’à un projet de mariage) sa cousine, Mme Babaud, et ne déplut pas à Mme du Châtelet, lorsqu’il vient à Cirey chercher Mme de Graffigny, et ceci sans compter bien sûr les aventures lorraines, avec Béatrice du Han de Martigny et d’autres encore.

19 Rappelons que beaucoup de critiques, du XVIIIe au XXIe siècle encore, s’y tromperont et feront de Devaux l’amant de Graffigny, alors que les deux amis n’ont jamais été ni amants, ni amoureux, mais il est vrai qu’il y a de quoi s’y méprendre, tant l’intimité et l’affection entre eux sont extrêmes.

20 Ailleurs, elle se demande dans quelle tenue « d’Adam » ou non, l’on sera, ou serait, au moment de la résurrection chrétienne, et s’amuse du fait que cela n’arrangerait guère Devaux.

21 Mme de Graffigny remarque plaisamment qu’elle-même se montre plus compréhensive avec son hôtesse, qui épousera ensuite Jacques Masson, laissant le couple tranquille quand elle devine qu’ils veulent passer du temps ensemble : « Je suis plus gentille, moi ; quand je me trouve avec Le Franc et Javotte [surnom de Mme Babaud] je les laisse, car je dois supposer qu’ils ont bien des choses à se dire et à se faire. Je crois qu’ils ne font pas le gros, mais ils en vont bien près ; cela est fort drôle » (20 mars 1739 ; lettre 107 ; I, p. 395).

22 Elle est par exemple la première à employer « marivauder », « marivaudage » ou « voltairien ». Voir Charlotte Simonin, « Note sur une occurrence de « voltairien » : « Une lettre de Madame de Graffigny », Cahiers Voltaire, n° 2 (Enquête sur les voltairiens coordonnée par André Magnan), 2003, p. 266‑268, et « De l’autre côté du miroir : Marivaux à travers la Correspondance de Françoise de Graffigny » dans Françoise de Graffigny, une exceptionnelle femme de lettres des Lumières, Paris, Garnier, 2020, p. 189-228.

23 Ces métaphores se retrouvent dans la lettre 106 du 17 mars 1739 : « A propos, nous avons parlé de toi tant plus dans sa chambre ; nous t’avons souhaité cent fois en tiers. Il m’a fait promettre que je te le manderais » (vol. I, p. 391).

24 L’un des surnoms de Desmarest étant d’ailleurs, dans ce trio à la Jules et Jim, « Notre Ami ».

25 Devaux souffrait supposément de problèmes érectiles, et les deux correspondants y font parfois allusion : d’ailleurs l’expression « faire le Panpan » ou « être un Panpichon » désigne sous la plume de Françoise de Graffigny les problèmes d’impuissance sexuelle et d’absence de désir, au féminin comme au masculin. Elle se désole ainsi le 9 février 1744 : « Point du tout : il [Valleré] s’afflige quand je suis Panpan, il croit que c’est faute de tendresse. Cela m’afflige à mon tour. […] De quoi se plaint-il, le vilain ? Il m’a fait éprouver ce que je ne connaissais pas. Si c’est n’est pas toujours, en vérité, ce n’est pas la faute de ma tendresse, car je l’aime autant qu’il peut le souhaiter » (lettre 653, vol. V, p. 88). Trois semaines plus tard à Devaux qui lui confie ses difficultés (« Je n’ai effacé mes hontes qu’après avoir été honteux trois fois ») lors d’une soirée avec sa « Petite », elle répond avec bienveillance : « Tu fais donc toujours le Panpichon. Je t’en félicite puisque tu en es plus aimé. On parvient à tout par différents moyens » (28 février 1744, lettre 661, vol. V, p. 115).

26 « Oui... elle n'oublierait pas de sitôt ce soir-là... l'orage... Ils étaient remontés après le dîner. Il faisait étouffant. Puis cela avait commencé. Les portes qui battent. Le vent. Un vacarme. Des éclairs comme elle n’en avait jamais vu. Le fracas qui secouait la maison. Cette pluie échevelée. Les plombs sautés. Les voix dans l'ombre. En bas, cet imbécile qui pianotait. Est-ce que tout cela avait joué un rôle ? Peut-être... Mais ce qu’elle avait ressenti dans ses bras ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait jamais pu connaître... Une violence... Elle ignorait que cela fût en elle... cette possibilité. Et que ce gosse de Paul, précisément qu’elle supportait depuis des semaines, sans autrement y prendre garde, que ce gosse lui ait donné ce plaisir-là... C’était à n’y pas croire. Elle n’y croyait pas d’ailleurs. Ça devait être l’orage. Elle avait pensé : Qui sait ? Je vais avoir un enfant maintenant... Elle savait bien que c’était impossible. Il aimait à lui parler de ce soir de l’orage. Elle avait été si surprise de ce qui lui arrivait, qu’elle le lui avait dit. Quel orgueil il en tirait ! Il ne ratait pas une occasion d’en parler, d’y faire allusion. Elle avait été folle, il faut dire, jusqu’à lui murmurer : Je t'aime... Qu’y pouvait-elle ? Ça lui avait échappé́ » (Louis Aragon, Aurélien, Gallimard, Folio, Chapitre 63, p. 517-518).

27 Mais peut-être, sûrement, s’agit-il aussi d’une habitude sociale puisque les jeunes enfants (comme cela a été rapporté à plusieurs reprises par des spécialistes) ne prennent pas garde à la corpulence, à la taille, au port ou non de lunettes ou même à la couleur de peau de leurs compagnons de jeu. Peut-être parce que la société ne les a pas encore habitués à « regarder » ainsi, et qu’ils regardent non le physique mais l’âme ou l’esprit.

28 Lettre 60, vol. I, p. 193.

29 Elle se réjouit d’avoir rencontré « une grande jambe cassée, un ami de Vauvenargues qui est homme d’esprit, mais de l’esprit de Vauvenargues ; nous avons beaucoup parlé notre langue » (5 avril 1753, lettre 2005, vol. XIII, p. 236).

30 Madame de Graffigny qui surnommait parfois Desmarest, son grand amour « L’Autre Moi », surnomme symétriquement Liébault « L’Autre Toi ».

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Referencia electrónica

Charlotte Simonin, « « Madame la péruvienne » et les hommes : regards sur le corps masculin à travers la Correspondance de Françoise de Graffigny », Atlantide [En línea], 12 | 2021, en línea desde el 01 juillet 2021, consultado el 09 octobre 2025. URL : https://atlantide.pergola-publications.fr/index.php?id=687

Autor

Charlotte Simonin

Agrégée de lettres modernes, docteure en littérature française et ancienne élève de l’ENS-LSH, Charlotte Simonin a publié une quarantaine d’articles sur les femmes de lettres de l’Ancien Régime (Mme de Villedieu, Mme de Graffigny, Mme Le Prince du Beaumont, Mme du Châtelet), et récemment, chez Garnier (2020), le colloque Françoise de Graffigny, femme de Lettres des Lumières (1695-1758).

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